Hàm Nghi

Le jeune empereur

L’empereur Hàm Nghi, né Nguyễn Phúc Ưng Lịch en 1871, était le fils du prince Nguyễn Phúc Hồng Cai (1845-1876), frère de l’empereur Tự Đức (1829-1883, r. 1847-1883). Décédé sans enfant, Tự Đức avait adopté plusieurs héritiers, dont deux frères de Hàm Nghi, pour lui succéder. Le jeune prince Ưng Lịch n’était pas destiné à régner. Pourtant, les régents de l’empire, après avoir destitué et conduit à la mort son cousin l’empereur Dục Đức (1952-1883), son oncle l’empereur Hiệp Hoà (1847-1883) puis son frère l’empereur Kiến Phúc (1869-1884), portèrent leur choix sur lui, probablement parce qu’il était plus jeune que son frère Ưng Kỷ (futur empereur Đồng Khánh) né en 1864, ce qui permettait aux régents de garder les rênes du pouvoir.

Hàm Nghi monte sur le trône en 1884, au moment où le royaume d’Annam traverse une crise à la fois dynastique et politique. La cour est divisée entre un parti favorable à la présence française et un parti de la résistance, auquel sont rattachés les régents Nguyễn Văn Tường (1824-1886) et Tôn Thất Thuyết (1839-1913), comme la plupart des lettrés. Les Français ont colonisé le sud de la péninsule avec l’annexion, de 1858 à 1867, du Cambodge et de la Cochinchine, dans le contexte de la seconde guerre de l’Opium qui oppose la France et le Royaume-Uni à la Chine. À partir de 1882, l’expansion reprend : le nord (Tonkin) et le centre (Annam) du Vietnam sont placés sous protectorat, dont les conditions sont fixées par le traité de Huế le 25 août 1883. À partir de 1887, le Tonkin, l’Annam et la Cochinchine constituent, avec le Cambodge et le Laos, l’Indochine française.

La résistance anticoloniale

Hàm Nghi est intronisé empereur le 2 août 1884, à l’âge de treize ans. Dans la nuit du 4 au 5 juillet 1885, le régent Tôn Thất Thuyết, ministre de la Guerre, provoque une bataille pour expulser de la citadelle de Huế la Légation française qui s’y est installée. Au petit matin, les Français prennent le dessus. Toute la cour est contrainte à la fuite, dans une grande débâcle. Après deux jours de marche, le régent Nguyễn Văn Tường rentre à Huế avec la majorité de la cour, tandis que le régent Tôn Thất Thuyết déclare au nom de l'empereur la création d’un mouvement patriote, le Cần Vương (« Aider le Roi »), tentative de créer un soulèvement national en unifiant les révoltes régionales disséminées à travers le pays.

Le jeune empereur trouve refuge dans les montagnes de l’Annam. Pendant ce temps, un de ses frères est intronisé sous le nom d’empereur Đồng Khánh (1864-1889, r. 1885-1889). Durant trois ans, la résistance anticoloniale se faisant en son nom, les Français pourchassent Hàm Nghi, sans savoir où il se cache. Sa vie dans les montagnes n’est pas connue par des sources directes. Des ouvrages romancés ou à vocation historique de l’époque coloniale relatent les années du Cần Vương et la capture de Hàm Nghi, mais leurs auteurs n’ont pas pris part aux événements.

La capture

Hàm Nghi est capturé le 29 octobre 1888 par Trương Quang Ngọc, ancien chef de sa garde, qui le livre aux Français. Le prisonnier est emmené d’abord à Thuận An, afin que le Cơ Mật (Conseil privé) reconnaisse officiellement son identité, puis à Saigon, où il passe quinze jours en détention.

Les autorités françaises décident de l’exiler à Alger. Ce département français paraît un lieu plus discret que la métropole, où l’opinion publique pourrait utiliser l’histoire du jeune empereur pour critiquer la politique coloniale de la France. Hàm Nghi est un pion sur l’échiquier politique de l’Indochine.

L'exil

Le 13 décembre 1888, Hàm Nghi embarque en direction d’Alger, accompagné d’un interprète, d’un cuisinier et d’un domestique, originaires de Cochinchine. En l’exilant, les autorités françaises espèrent en vain mettre fin à la résistance anticoloniale dont il est le porte-drapeau. Elles restent méfiantes quant aux contacts que le prisonnier pourrait conserver avec l’Indochine. Ce n’est que sept ans après le début de son exil, avec la mort du chef des armées de rébellion Phan Đình Phùng en 1896, que la région est officiellement « pacifiée ».

À son arrivée à Alger le 13 janvier 1889, Hàm Nghi est installé dans une villa néomauresque sur les hauteurs de la ville, la villa des Pins, à El Biar. Le gouverneur général de l’Algérie, Louis Tirman (1837-1899), qui s’attendait à recevoir un dangereux chef de guerre, est surpris d’accueillir un jeune prince affaibli par les fièvres du paludisme. Il confie sa garde à son officier d’ordonnance, Henri de Vialar (1848-1922).

Conditions d'exil

Hàm Nghi, qu’on appelle désormais « Prince d’Annam » bénéficie d’une politique dite de bienveillance, et reçoit des cours de français, de dessin et de peinture. L’objectif est de le rendre pro-français, pour le cas où il serait amené à être réinvesti sur le trône d’Annam. De telles conditions d’exil ne font pas l’unanimité auprès des autorités françaises en Indochine, qui persistent à voir en Hàm Nghi le chef de la résistance anticoloniale. Il reçoit une pension qui lui permet de vivre confortablement sans avoir besoin de travailler. Son courrier est surveillé et toute communication avec l’Indochine et sa famille lui est interdite.

Hàm Nghi fréquente la haute société française d’Alger et les jeunes Vietnamiens originaires de Cochinchine scolarisés au lycée de la ville. Le retour en Indochine des plus âgés d’entre eux et les liens que Hàm Nghi noue avec des officiers et missionnaires français lui permettent peu à peu de faire circuler des lettres et de recevoir des denrées et des objets d’Indochine. Hàm Nghi ne manifeste aucune velléité politique dans sa correspondance.

L'apprentissage artistique

Marius Reynaud (1860-1935), peintre français né à Marseille, est installé en Algérie depuis près de dix ans quand Hàm Nghi devient son élève. Il lui enseigne la peinture académique en atelier (portraits, études de nus et natures mortes), et l’emmène peindre sur le motif dans les environs d’Alger.

À partir de l’été 1893, Hàm Nghi se rend tous les deux ans en métropole pour suivre des cures thermales et visiter les Salons et expositions à Paris. La peinture est désormais au centre de sa vie. Dès les premières œuvres, le peintre affiche sa prédilection pour l’étude des ciels et des jeux de lumière.

Hàm Nghi et Auguste Rodin

Hàm Nghi commence à sculpter vers 1895. Vers 1899, il rencontre Auguste Rodin (1840-1917). Dès lors, il travaille tous les deux ans, l’été, dans l’atelier du maître, rue de l’Université à Paris. La même année, le journaliste Maurice Guillemot écrit dans Gil Blas que Rodin « l’initiait aussi aux opérations du moulage, de la fonte, des patines, du grandissement, ajoutait la technicité du métier à la synthèse splendide de sa sculpture ». Hàm Nghi et Rodin ont échangé une correspondance constituée de dix-huit lettres et cartes entre 1899 et 1910. L’œuvre de Hàm Nghi est très influencée par Rodin : les corps sont rendus avec précision et nervosité ; les visages sont à la fois réalistes et expressifs.

La majeure partie des sculptures de Hàm Nghi, dont de grands formats, ont disparu lors de l’incendie de sa villa au début des années 1960. Aucune sculpture réalisée par lui avant 1915 dans l’atelier de Rodin n’a été conservée. Sa correspondance et les photographies conservées constituent une source inestimable pour connaître sa pratique, qui s’intensifie dès les années 1920.

Hàm Nghi et Judith Gautier

Judith Gautier (1845-1917), fille aînée de Théophile Gautier, est une grande figure littéraire de son époque, peintre et sculpteur. Fascinée par le Moyen-Orient et l’Extrême-Orient, elle publie de nombreux romans et recueils de poèmes. En 1900, elle rencontre à l’âge de cinquante-cinq ans Hàm Nghi, qui en a vingt-neuf. Elle lui voue un amour profond qui se mue en une amitié indéfectible jusqu’à sa mort. Leur correspondance de plus de quatre-vingt-dix lettres témoigne de leurs échanges artistiques et littéraires. Judith Gautier, sinologue avertie, constitue pour Hàm Nghi un pont vers l’Orient, notamment en discutant avec lui de littérature chinoise.

Judith Gautier invite Hàm Nghi à plusieurs reprises chez elle, au « Pré des Oiseaux » à Dinard, en Bretagne. Il y trouve l’occasion de peindre des marines et d’échanger artistiquement avec la femme de lettres qui lui dédie de nombreux poèmes et acrostiches composés à partir de ses différents noms. Elle introduit Hàm Nghi auprès de nombreux artistes, écrivains et musiciens de leur époque. Judith Gautier a rédigé une pièce de théâtre intitulée Les Portes Rouges relatant l’histoire de Hàm Nghi en Indochine, dont le manuscrit a aujourd’hui disparu.

L'art du pastel

En juin 1904, Hàm Nghi expose une dizaine de pastels secs dans la rotonde du musée Guimet. Il s’est consacré à l’étude de cette technique, d’exécution rapide, durant le printemps.

Fasciné par la beauté de la nature et du crépuscule, Hàm Nghi explore les effets de lumière par un travail de touches de couleurs, de hachures et de rehauts, et de forts contrastes entre le ciel et la masse des arbres. Dans ces paysages en clair-obscur, les formes aux contours flous vibrent.

Mariage et famille

En 1904, Hàm Nghi épouse Marcelle Laloë (1884-1974), fille de Francis Laloë, président du tribunal d’Alger. Trois enfants naissent de cette union : deux filles, Nhu May (1905-1999) et Nhu Ly (1908-2005), puis un fils, Minh Duc (1910-1990). Ils grandissent sans que leur père ne leur transmette sa langue et sa culture, ni ne leur raconte son passé au Vietnam.

En 1918, Hàm Nghi débute une relation amoureuse avec la préceptrice de ses enfants, Gabrielle Capek (1889-1983), qui devient son modèle et sa muse. Un fils, Jean Capek (1922-1982), naît de leur union.

La villa Gia Long

En 1906, après avoir vécu quinze ans à la villa des Pins qu’il louait, le Prince d’Annam achète la « Propriété de Saint Paterne », puis un terrain de dix-neuf hectares à El Biar sur les hauteurs d’Alger. Il y fait construire par l’architecte Georges Guiauchain (1840-1912) une maison de style néo-mauresque, alors en vogue, qu’il nomme « villa Gia Long » en référence au premier empereur de la dynastie Nguyễn.

La villa Gia Long, aux multiples balcons et terrasses, galeries et loggias, arcs et claustras, est pourvue d’un immense atelier pour la pratique artistique et d’un autre, pour la menuiserie, en sous-sol.

Peindre l'Algérie et la France

À partir du printemps 1904, Hàm Nghi ose utiliser les gammes de teintes saturées de Paul Gauguin (1848-1903), proches les unes des autres sur le disque chromatique. Il s’inspire de la touche et des aplats du maître, dont il découvre l’œuvre lors du Salon d’Automne de 1903. Toutefois, il n’inscrit pas son œuvre dans une évolution stylistique linéaire, mais approfondit sans cesse, dans ses paysages, son travail sur la lumière, qu’il décline en soleil au zénith, levant ou couchant, alternant les atmosphères douces ou vives, les contrejours. C’est à travers le vocabulaire de l’impressionnisme qu’il exprime le mieux cette fascination, travaillant parfois en paires et en séries afin d’étudier les variations lumineuses sur un même paysage, qu’il imprime sur la toile par une touche fracturée.

L’été, lorsqu’il se rend en France, Hàm Nghi emporte avec lui son matériel et peint les paysages français avec la même touche, le même regard que celui qu’il porte sur les paysages algériens. Des différents mouvements artistiques antérieurs auxquels il s’est intéressé, il ne s’est inspiré que des techniques picturales, laissant de côté les sujets des œuvres des peintres français. Seule la figure de l’arbre isolé, solitaire, peut-être le reflet de lui-même, est récurrente de toile en toile. Surveillé par le gouvernement français et par la presse, il évite de traiter tout sujet politique ou social. Ainsi, il se singularise en se tenant à l’écart du monde contemporain et de la modernité artistique.

Le premier artiste moderne vietnamien

Hàm Nghi tenta de maintenir son activité artistique dans sa sphère privée, consentant exceptionnellement à exposer ses œuvres lors de rares expositions parisiennes organisées par des amis, en 1904, 1909 et 1926.

Prisonnier politique, Hàm Nghi trouva sa liberté à travers l’art. Peindre et tenir son œuvre à l’écart du monde et de ses enjeux était une manière de préserver sa pratique artistique comme un espace de liberté intérieure.

Sa discrétion tout au long de son exil vis-à-vis de son art, entretenue ensuite par ses descendants, n’a pas permis la connaissance ni la diffusion de son œuvre avant ces dernières années.

Hàm Nghi, empereur patriote, héros national au Vietnam, est désormais reconnu comme étant le premier artiste moderne vietnamien formé par des peintres et sculpteurs français.